Sophie Zénon : la mémoire filiale

Marlène Pegliasco
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[Bandol] Dressée face au port, à seulement quelques minutes de bateau, l'Île de Bendor  semble au premier abord mystérieuse. Cette petite île, appartenant depuis la fin des années 1950 à la famille Ricard, est un écrin charmant où la flânerie et la détente se mêlent à la création artistique. Car c'est une île dédiée aux arts qu'a souhaité Paul Ricard. Homme des arts, Paul Ricard était peintre à ses heures. Il créa une galerie à son nom avec ses peintures, représentant pour certaines des membres de sa famille. Enfin, baignée par la Méditerranée, l'île de Bendor participe au festival Photomed depuis ses début en 2011. Une aubaine initiative car peut-on parler de Méditerrannée alors qu'elle comporte plus de 10 000 îles? Dans les salles Patmos et Mykonos, les photographies exposées célèbrent les artistes et leur ouverture sur le monde méditerrannéen. Des photographies qui apportent du lien. Cette année, c'est le lien filial qui unit l'île de Bendor au travail de la photographe Sophie Zénon, dans une exposition bouleversante et atypique: "Sicile. Au-dessous du Volcan"
La Sicile par Sophie Zenon
La Sicile par Sophie Zenon
Historienne et ethnologue de formation, Sophie Zénon a une approche photographique expérimentale et profonde. Elle possède une volonté d'élargir l'univers strict de l'image pour aller vers un rendu plus subtil,  rempli d'un bagage social. Le fil conducteur de son travail est la mémoire d'une manière générale: travail sur les origines, sur le passé et une volonté de toujours renouer le passé et le présent par la relation aux ancêtres. Ce travail sur la mémoire familiale et sur la mémoire des lieux s'apparente dans le cadre du festival Photomed, à un voyage dans le temps et dans l'espace. Sur les murs, nous voyons des portraits d'images anciennes de familles siciliennes des années 1950. Puis, des momies en grand format. Enfin, les paysages désertiques d'une Sicile méconnue lient le tout. "La première fois que je suis venue visiter l'île, j'étais en résidence à la Fondation des Treilles. Je découvre la galerie des ancêtres peinte par Paul Ricard et là, je me dis qu'il y avait quelque chose à faire, établir une résonnance entre mon travail et cette galerie d'ancêtre."  précise la photographe. Momies, portraits et paysages siciliens forment un tout transgénérationnel mais cette exposition est aussi l'occasion pour l'artiste de donner un aperçu de la variété des techniques et des supports sur lesquels elle travaille. Face à la Méditerrannée, les salles Patmos et Mikonos présentent une sélection de paysages en noir et blanc de Sicile,  à laquelle répondent des portraits d’anonymes et d’impressionnantes photographies couleur des momies des catacombes des Capucins de Palerme.
sophie zénon
 
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Ce travail sur les origines devient un prétexte pour parler de notre rapport à la filiaton et de notre rapport aux Ancêtres. À Palerme, il existait une tradition de momification des défunts, datant de la fin du 16e siècle et qui a pris fin  en 1920 . Environ 8000 momies ont été découvertes dans des cryptes. Une tradition surprenante de momification contemporaine à l'heure où notre seule connaissance était celles d'Egypte. Les habitants venaient et entretenaient un rapport direct avec elles. Ils posaient des questions, leur demandaient des conseils, les habillaient..Les momies étaient donc des personnes à part mais ancrées dans la vie réelle des vivants. "C'était une action très vivante. L'idée était de les photographier avec vitalité sans retomber dans un discours sur la mort. J'ai dû utiliser des éclairages puissants associés à une vitesse lente en bougeant légèrement afin d'apporter un aspect flou. Cela donne un aspect vibrant. J'ai aimé ce rendu car on ne sait plus si on est dans la peinture, le pastel ou la photographie. "  Par le biais de la technique, un autre rapport s'instaure. Le choix du format est aussi très important et fait parti des décisions artistiques. L'échelle 1:1 apporte un rendu direct et donne une image saisissante.  Cette relation avec la mort, avec les ancêtres, prononcée dans le sud de l'Italie et incarné à Palerme, se dévoile à nous et nous interroge.
sophie zénon momies
 
sophie zénon
 
"Le corps à vif" , une oeuvre originale dans cette exposition, est une version réduite d'une pièce unique beaucoup plus grande qui fait 4 mètres de long et composée de plusieurs pièces.  Sur les panneaux de bois, on retrouve les reproductions d un manuscrit du 16e siècle. L'impression photographique sur bois donne un aspect mat à l'ensemble. On change de technique. Sophie Zénon explique que cette oeuvre a été conçue lors d'une exposition sur des ex-votos d'artistes contemporains en 2015. Rappelons que les ex-votos sont des pièces qui représentent le corps humain et qu'on offre à une église, un saint  en remerciement d'une grâce accomplie. On en trouve beaucoup dans le bassin méditerrannéen. "Je voulais travailler sur cette idée de la maladie, la mort et la guérison…Du coup, les visages symbolisent le corps humain. La représentation des plantes médicinales et le lien du bois qui est un élément organique, donnent  l'idée d’un pansement imaginaire, comme si la nature allait entrer en contact avec le corps humain malade.  C’est de l'ordre du symbolique, de l'imaginaire et du spirituel." Sophie Zénon a beaucoup travaillé sur le chamanisme, notamment lors de nombreux voyages en Mongolie et en Sibérie. Dans ces civilisations, le chaman relie les vivants et les morts. Il explique tout par la relation aux ancêtres. Les oeuvres exposées interrogent donc cette aspect psycho-généalogique qu'on cultive malgré nous, comme un fil conducteur symbolique.
 
le corps à vif
Le corps à vif
 
l'oeil
L’oeil de Naples
 
La pièce ci-dessus a été réalisée lors d'une résidence à Limoges l'an dernier. D'un point de vue technique, Sophie Zénon  a repris un "oeil de Naples" puis a travaillé avec une émailleuse d'art , sur une plaque de cuivre émulsionnée. La plaque a été incisée pour y introduire l'œil, le tout monté dans un cadre d'origine Napoléon III. Là aussi, cette pièce est un clin d'oeil à la tradition du portrait de famille qui prend naissance sous Napoléon III avec les débuts de studios photographiques. "Cet oeil, c'est un peu l'œil du patriarche qui vous regarde, qui vous juge…"suggère l'artiste.
 
sophie zénon
 
Les portraits en noir et blanc sont montés sur des châssis datant de la fin du 19e voir début 20e siècle. Des plaques de verres étaient émulsionnées et sorties au dernier moment. C'est à Palerme que la photographe a trouvé ces plaques de verre d'anciennes familles, qu'elle a  manipulé par un jeu négatif-positif.
sophie zenon
 
sophie zenon
 
Enfin, les paysages de Sicile exposés sont loin de la Sicile balnéaire. L'artiste explore la Sicile de l'intérieur, celles des mines de souffre avec toujours la notion de tradition mais une tradition laborieuse puisque cette production continua jusque dans les années 1970. Des cartes postales complètent l'exposition représentant des enfants qui s'y baignent nus. On voit aussi des villages perchés sur des flancs de montagnes abrupts."Cette aridité m'a imposé le travail par solarisation, avec un travail positif négatif et parfois on se rapproche du dessin, du fusain, du noir du charbon de la mine." Une ambiance lunaire, désertique, accentue la désolation et l'aridité de cette terre, la chaleur du soleil parfois oppressante et la dureté de l'existence.
 
sophie zénon
 
sophie zenon momies
 
sophie zenon momies
 
 
Face à la Méditerrannée et au littoral varois, les deux salles qui abritent le travail de Sophie Zénon entrent en résonance avec notre propre existence. Loin de l'image habituelle de la Sicile -des sites archéologiques à l'Etna en activité, nous ressentons la vitalité de ces images comme si chaque cliché dialoguait avec nous. Comme si chaque personne reprenait place dans la vie et nous transmettait son vécu. La terre sicilienne, en surface aride et sèche, offre une multitude de portraits géographiques et humains que la photographie capte pour mieux nous toucher. Une humanité si actuelle, si vivante qu'elle en touche notre inconscient.
 
sophie zenon
 
sophie zenon
 
Jusqu'au 11 juin 2017
Salle Patmos et Mykonos  
Île de Bendor
83150 Bandol

Site officie de Sophie Zénon ici

Article de présentation sur Photomed ici

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